Rette Mich, bordel !
Bill me prit les mains. Je ne me rendis compte qu’il caressait les nombreuses cicatrices qui me zébraient le poignet uniquement lorsqu’il se mit à m’en parler.
« Pourquoi te mutiles-tu ? »
Je ne répondis pas. A quoi bon lui sortir une saillie ou une remarque tranchante que je regretterais ensuite ?
Il plongea son regard profond aux éclats noisette dans mes yeux verts de félins.
« Ca ne fera jamais disparaître les peines de ce monde. Ca ne fera qu’alourdir celles qui pèsent sur mon cœur. »
J’étais surpris. Très surpris. Je m’étais attendu à ce qu’il me réprimande, mais s’était contenté de me sortir une p’tite tirade aussi déroutante qu’attrayante, dont il avait le secret.
« Pourquoi ? »
Il ne me répondit pas. Il me piégeait à mon propre jeun et ce n’en était que plus exaspérant.
Il resserra sur mes mains les miennes et approcha sa bouche de la mienne. Je demeurais aussi impassible que le permettaient les circonstances. Au dernier moment, ses lèvres dévièrent de leur trajectoire pour venir me murmurer à l’oreille d’un ton suave :
« Un jour, je connaîtrais tous tes secrets. Absolument tous. Ce jour là, je pourrais faire de toi ce que je veux. Tu seras à moi. Rien qu’à moi. »
Pas une parole ne franchit mes lèvres.
Il resta un bon moment comme ça, ses mains emprisonnant les miennes, son jean tout contre le mien, ses jambes enroulées de part et d’autre des miennes, et surtout son souffle troublant sur ma joue. Je sentais qu’en cet instant précis, je lui appartenais corps et âme. Il m’aurait baisé là, sur cette banquette arrière de limousine impeccable, que je n’aurais pas pu réagir.
Puis il se rassit en face de moi, et le trajet reprit son cours. Accoudé près de la vitre, Tom observait la ville qui défilait. Je me sentais mal à l’aise. Bill. Tom.
Ils m’avaient ramassé un beau matin, ou plutôt un soir abominablement moche. J’venais de me filer quelques lignes de coke bon marché. Le problème, c’est que j’n’avais pas d’quoi payer. Alors j’m’étais fait joliment amoché. Tout juste s’ils m’avaient pas tué avant d’me larguer au bord d’une p’tite route de campagne, ces salauds d’dealers.
J’aurais été une fille qu’ils m’auraient fait la fête… comme quoi être un mec, ça a ses avantages.
J’étais engoncé dans mon propre sang, me sautant souillé par l’injustice de ce monde, les bienfaits de la petite poudre blanche envolés en même temps que mes ravisseurs. Et surtout, j’avais mal. Vraiment mal. J’étais pas du genre douillet, mais j’étais profondément persuadé que j’allais crever là, au bord d’une petite route désertée, aussi pitoyable qu’un chien écrasé.
Ecrasé par la vie, j’l’étais.
Tellement que je ne me suis pas toute suite aperçu qu’une superbe limousine, aussi noire que la nuit ou qu’la merde dans laquelle j’étais plongé jusqu’au cou, s’était arrêtée à quelques centimètres de ma main droite, tendue paume ouverte vers le ciel. Une portière s’est ouverte. J’me suis dit qu’ma fin était proche. Pourtant la personne qui en est descendue m’a passé sa main dans mes ch’veux, plaqués contre mon crâne par le sang coagulé, au lieu d’m’enfoncer un cran d’arrêt dans la gorge.
J’ai levé les yeux vers lui. Penché vers moi dans la lumière des fards, il resplendissait. On aurait dit un ange.
J’me suis vaguement demandé comment ça s’faisait que j’atterrissais au paradis, moi, le bandit des grands chemins, lorsqu’il m’a dit :
« Tu t’es pris la réalité en pleine gueule, toi. »
On n’aurait pas pu dire plus vrai. ‘Y avait un peu d’compassion dans sa voix, mais surtout beaucoup de compréhension. J’ai ressenti un élan de sympathie pour ce mec. Aloirs dans ma détresse, j’lui ai tendu la main. Et il l’a repoussé.
J’comprenais plus. Et surtout, j’avais peur. Peur qu’il me lâche. Il avait pas l’droit, pas après s’être penché à mon ch’vet comme ça.
J’voulais lui crier d’rester, lui dire que j’avais b’soin d’lui, mais il était déjà remonté dans la voiture qui redémarrait. J’l’ai regardé s’éloigner avec l’impression que mon cœur venait d’se briser en morceaux. Pourquoi me redonner un espoir pour m’l’enl’ver si rapidement ?
La nuit s’est refermée autour de moi. Les grillons et les oiseaux de nuit s’en donnaient à cœur joie. Comme si ça les rendait heureux d’me casser les oreilles avec leurs stridulations assourdissantes en plus de m’piétiner l’cœur. Et le temps passait. Toujours.
Et soudain, la voiture a réapparut. J’ai crus que le mec avait des remords, qu’il était rev’nu pour m’sauver. La voiture s’est arrêtée toujours aussi près d’moi.
Et j’me suis mis à ramper vers elle, perdant le peu d’dignité qu’il m’restait. J’m’en foutais pas mal, moi. J’voulais juste être sauvé. Rien d’plus rien d’moins.
Et lorsque je n’étais plus qu’à quelques infimes centimètres d’elle, elle a redémarrée, emportant avec elle tous mes faux-espoirs en m’jetant des graviers en pleine figure.
Et ça r’commençait. Encore et encore. Avec une attente toujours plus longue à chaque fois, juste le temps que j’envisage qu’il ne reviendra pas. Mais il rev’nait toujours. Comme si il prenait un malin plaisir à m’voir m’traîner dans ma déchéance pour sombrer ensuite. J’croyais qu’j’aillais dev’nir fou, à force.
Au bout d’un moment, d’un long, très long moment, j’ai renoncé à m’approcher de la voiture. Mais elle revenait sans cesse me narguer, toujours plus près. Il y avait un chauffeur devant. Lui, j’pouvais pas l’voir à cause des verres fumés, mais derrière les vitres étaient baissées. Quand la voiture arrivait par la gauche, c’était le côté de celui qui s’était présenté devant moi pour m’arracher le cœur et l’emporter avec lui. Il avait des cheveux noir corbeau et des yeux bruns, qui me fixaient avec une pointe de tristesse. Côté droit, c’était un brun antipathique qui m’regardait ironiquement. Cœur de pierre sans pitié. Mais celui qui m’avait repoussé devait être encore plus sanguinaire, au fond.
Machiavélique, même. Seul’ment, il le cachait sous une apparence beaucoup plus humaine.
Ces mecs, je me suis tout de suite rendu compte qu’ils étaient fous. En réalité, c’était bien plus complexe que cela. La cruauté est un très bon moyen de fuir le monde…
Et moi, j’ai finis par ne plus avoir de réactions, à force de les voir jouer ainsi avec mon esprit, sur le bord de cette route dégueulasse. J’étais en vie, mais sans doute mort de l’intérieur. Conscient, mais devenu vide de toutes pensées. Mon âme était absente, elle avait glissée entre deux humiliations et elle n’avait aucune corde pour remonter.
Le brun à finit par descendre. Celui qui avait l’œil mauvais. J’ai vaguement senti qu’on me soulevait. Puis ce fut une étreinte chaude, et le noir profond.
J’me suis réveillé dans une chambre d’hôtel, la tête du jeune homme aux cheveux noirs flottant encore dans mon esprit. C’était sans doute lui qui m’avait serré contre lui.
J’étais couvert de bandages, soigneusement apposés sur ma peau percluse d’élancements aussi fugitifs que douloureux. Le brun, ténébreux et froid, me jaugeait depuis la fenêtre. Je détournai le regard de ses yeux noisette. Ils ressemblaient trop à ceux de l’ange noir.
Le brun s’approcha de moi. Il s’assit sur le lit.
« Réveillé ?
- …
- C’est Bill qui a fait tes bandages. »
Bill. L’ange noir…
« Moi c’est Tom. Et toi, la tapette ?
- J’suis pas une tapette.
- Jolie voix !
- …
- … tapette. »
Je soupirai. A quoi bon tenir tête à un être aussi borné ? Soudain, il approcha mon visage du sien ( j’apprendrais plus tard que cela semblait être une habitude chez eux de faire ce coup là… ) Je restais sans la moindre réaction. Ses lèvres s’approchèrent des miennes. Je reculai mon visage.
« Pas mal, tapette ! »
Et il glissa sa main dans mon entrejambe. Je ne pus m’empêcher de rougir en sentant la chaleur de sa main, plaquée contre mon jean. Une lueur de triomphe apparut dans ses yeux tandis qu’il la retirait.
« Tapette !
- Toi aussi. »
Il parut réfléchir. C’est alors que la porte s’ouvrit et que Bill, l’ange noir, apparut. Il me sourit et s’approcha de moi à son tour.
« Ca va les bandages ? »
Je hochais la tête, sans rien dire. Comment devrais-je réagir vis-à-vis de lui ? Il me paraissait attentionné, mais les événements de la veille me laissaient perplexes. Je décidais de ne plus m’en préoccuper.
« Tu t’appelleras Lee ! » Décréta soudain le brun.
Bill sourit et me tendit la main.
« Moi c’est Bill. Lui, c’est mon frère jumeau. Bienvenue, Lee ! »
Je restais sidéré. Ces deux êtres semblaient complètement opposés, du moins était-ce ce que je pensais alors, mais il était vrai qu’on remarquait immanquablement l’indécelable ressemblance physique. Je lui serrais donc la main.
« A partir de maintenant, tu deviens notre propriété exclusive ! » Proféra Tom.
Et c’est ainsi que je me retrouvais, pensif, dans la limousine noire, six mois plus tard. Celle que j’avais tant priée et tant haïe à la fois. Voyager avec ces jumeaux là n’était pas de tout repos, surtout qu’ils demeuraient aussi insondables qu’au premier jour. Je ne savais vraiment pas pourquoi ils avaient finis par me ramasser, ce jour là. Sans doute parce qu’ils devaient trouver cela amusant que de voyager avec quelqu’un comme moi, pour tuer le temps… ils ne devaient pas être n’importe qui pour rouler en limousine et se payer des hôtels de luxe.
Leurs véritables intentions, j’aurais tout donné pour les connaître.
« On rêvasse, la tapette ? »
Tom et ses piques incessantes…
« Oui. »
Réponse simple. Pas envie de dire autre chose. « J’suis pas une tapette », ça rim’rait plus à rien. Depuis que j’suis « à eux », comme ils le disent si bien, j’sais même plus si j’marche à l’eau ou à la vapeur, ou les deux. Bill a installé le doute dans mon esprit. Il est trop parfait, c’mec là.
« Tom ? Demanda Bill.
- … ?
- On est où ?
- Hambourg. »
Le visage de Bill se crispa.
« Tom !
- …
- On va pas s’arrêter, hein ?!
- Pourquoi pas ? »
Bill se mit à trembler. Tom le pris dans ses bras. Je ne pus m’empêcher d’éprouver une légère pointe de jalousie en le voyant calmer son frère. Ridicule, j’étais total’ment ridicule.
« Tu vas pas crever, Bill.
- …
- …
- ... t’es là… ?
- Oui. »
Alors Bill se dégagea de l’étreinte de son frère et vint s’asseoir à côté de moi.
« Lee…
- Oui ?
- … tu ne devras pas sortir, à Hambourg.
- …
- …
- Ok… »
Bill parut soulagé.
Moi, je ne comprenais rien, comme d’habitude. Ca faisait six mois. Six moi qu’ils m’avaient embarqués. Six moi que je les côtoyais. Jamais je n’avais Bill aussi tendu, en six mois. Lorsque l’on arrivait dans une ville, d’habitude, on s’arrêtait toujours. Eux ils disparaissaient pendant quelques jours, moi je me contentais de goûter au parfum de la civilisation extérieure, celle que j’avais maintenant quitté.
Une fois, j’avais voulu fuir. M’en aller loin d’eux, vraiment loin, et pour toujours. Parce que j’avais rencontré Myra, dans un bar. C’était une jeune femme vraiment sympa. Les rayons de soleil dansaient sans cesse autour d’elle, même dans le noir. Elle était la joie de vivre incarnée, cette jeune femme. Une nuit, je l’avais aimé, et je m’étais aperçu que je m’attachais vraiment à elle. Et c’est à ce moment là que j’ai pris la décision de partir avec elle. Main dans la main, nous nous sommes enfuis dans la nuit. On se sentait libres, heureux, vivants. Mais le destin nous a rattrapé.
Dans une ruelle un peu trop sombre, on s’est fait tabasser par des types qui voulaient je ne sais quoi. Ca m’a rappelé des mauvais souvenirs, mais ce n’est pas le plus tragique de la soirée.